Les Etasuniens ne pensent plus beaucoup à ce scénario depuis la fin de la Guerre Froide parce que l'Union Soviétique s'est dissoute et que la rivalité idéologique entre Washington et Moscou a disparu. Cependant, la crise en cours à propos de l'Ukraine nous rappelle que la Russie est une puissance nucléaire et que les causes géopolitiques de ses inquiétudes concernant sa sécurité n'ont pas disparu. En fait, Moscou a sans doute encore plus de raisons de s'en faire aujourd'hui du fait qu'elle a perdu la bouclier des pays alliés qui la protégeaient d'une attaque occidentale pendant la Guerre Froide et que désormais sa capitale se trouve seulement à quelques minutes de la frontière orientale de l'Ukraine en jet (et encore moins de temps en missile). Quand on connaît l'histoire de la région on comprend facilement pourquoi Moscou peut craindre une agression.
Bien que l'Administration Obama réponde avec mesure à l'annexion de la province de Crimée de l'Ukraine en mars dernier, sa crédibilité auprès de ses alliés régionaux est en jeu, et le leader russe, Vladimir Poutine, n'a rien fait pour rassurer ses voisins. Après avoir fomenté la révolte en Ukraine orientale*, Moscou dit maintenant qu'il pourrait être contraint de venir en aide aux Russes qui y vivent (il a massé 40 000 soldats à la frontière, pour ce qu'il a d'abord appelé des manoeuvres). Pendant ce temps, les Etats-Unis ont accru leur présence militaire dans la région pour garantir la sécurité des membres locaux de l'OTAN. Petit à petit la tension monte.
Il y a un aspect de l'équilibre militaire régional qu'il ne faut pas oublier c'est la présence d'armes soi-disant non stratégiques des deux côtés. Ces missiles, bombes et autres armes, qu'on appelait autrefois armes nucléaires tactiques, ont été achetés pendant la Guerre Froide pour compenser le manque d'armes conventionnelles en cas de guerre. Selon Amy Woolf du Service de Recherche du Congrès, les Etats-Unis ont environ 200 armes nucléaires de ce type en Europe, dont une partie se trouve à la disposition des alliés locaux. Woolf dit que la Russie a environ 2 000 têtes nucléaires non stratégiques dans son arsenal opérationnel - la plupart pouvant atteindre l'Ukraine - et que au fur et à mesure des remises à niveau successives, la stratégie militaire russe semble "compter de plus en plus sur les armes nucléaires" pour faire face à la supériorité des Etats-Unis dans le domaine des armes conventionnelles de haute technologie.
Une étude de 2001 réalisée par la très respectable RAND Corporation est arrivée à peu près à la même conclusion et affirme que la doctrine militaire russe admet explicitement la possibilité d'utiliser l'arme nucléaire pour provoquer l'escalade d'un conflit régional ou à l'inverse sa désescalade. Ce ne sont pas seulement des menaces de la part des Russes. Les Etats-Unis et l'OTAN envisagent aussi la possibilité de se servir de l'arme nucléaire dans une guerre européenne. L'Administration Obama a eu l'opportunité de renoncer à cette éventualité lors de la Révision de La Politique Nucléaire de 2010 mais elle a au contraire décidé de déployer davantage d'armes nucléaires en Europe au titre d'une doctrine appelée Dissuasion Elargie. Les nations d'Europe de l'Est qui ont rejoint l'OTAN après l'effondrement de l'Union Soviétique étaient particulièrement favorables à l'idée d'avoir des armes atomiques tout près.
Aussi improbable que cela paraisse, il y a dans les deux camps la doctrine et les capacités nucléaires susceptibles de conduire à l'utilisation d'armes nucléaires en cas de guerre en Ukraine. Voilà quatre façons dont cela pourrait se produire :
Mauvais services secrets. Comme les Etats-Unis ont ricoché d'échec en échec au cours des dernières décennies, on a pu se rendre compte que Washington n'est pas le champion du décryptage des informations. Même quand il dispose d'informations vitales, leur lecture est tellement biaisée par les préjugés et les processus bureaucratiques qu'ils en tirent de mauvaises conclusions. C'est le même problème à Moscou**. Par exemple, la crise des missiles cubains de 1962 a éclaté en partie parce que Khrouchtchev, le leader soviétique, croyait que le président Kennedy était plus faible qu'il ne l'était en réalité, et la marine étasunienne a presque provoqué le lancement d'une torpille nucléaire par un sous-marin russe pendant le blocus parce qu'elle a sous-évalué la réaction de l'ennemi à la menace. Il n'est pas difficile d'imaginer pareilles erreurs d'interprétation en Ukraine que Washington et Moscou approchent à partir de perspectives très différentes. Un déploiement d'envergure des forces étasuniennes dans la région pourrait provoquer une escalade russe.
Mauvais signaux : Quand les tensions sont fortes, des leaders rivaux cherchent souvent à envoyer des signes sur leurs intentions pour influencer l'issue des événements. Mais la signification de tels signes peut aisément être brouillée par la nécessité des leaders de s'adresser à plusieurs interlocuteurs différents en même temps et par les différentes grilles de lecture utilisées dans chaque camp. Même la traduction peut changer le sens des messages de manière subtile. Alors quand Lavrov, le ministre des Affaires Etrangères russe, a parlé cette semaine d'une aide éventuelle aux Russes de l'Ukraine de l'Est, Washington a dû deviner si cela signifiait qu'il allait envahir l'Ukraine ou s'il envoyait un signal à Kiev au sujet de sa campagne antiterroriste, ou s'il voulait dire encore autre chose. La mauvaise interprétation de tels signaux peut entraîner une escalade réciproque si rapide et si forte que la décision d'utiliser l'arme nucléaire finit par sembler logique.
L'approche de la défaite. Si une guerre conventionnelle se déclarait entre la Russie et l'OTAN, un des deux camps devrait à moment donné s'avouer vaincu. La Russie a un avantage numérique indéniable près de l'Ukraine, mais son armée est composée principalement de conscrits et elle est mal équipée en comparaison de l'armée occidentale. Le camp qui sentirait qu'il est en train de perdre devrait décider s'il faut mieux perdre la guerre ou utiliser des armes nucléaires tactiques. En cas d'échec, Moscou se retrouverait avec une présence ennemie à ses portes tandis que Washington devrait accepter l'effondrement de l'OTAN, son plus important allié. Devant une telle perspective, l'utilisation de "seulement" une de ses deux têtes nucléaires tactiques pourrait sembler raisonnable - surtout considérant que la doctrine et les capacités nucléaires des deux camps le permettent.
Commandement défectueux. Les armes nucléaires stratégiques comme les missiles balistiques intercontinentaux sont étroitement contrôlées par les membres les plus haut gradés de l'armée en Russie comme aux Etats-Unis, ce qui rend leur déclenchement non autorisé ou accidentel pratiquement impossible. Mais ce n'est pas tout à fait le cas des armes nucléaires non stratégiques qui à moment donné d'une processus d'escalade doivent être confiées au contrôle de commandants locaux si elles doivent être de quelque utilité. La politique étasunienne envisage même de permettre à ses alliés de lancer des têtes nucléaires sur des cibles ennemies. Moscou ne fait sans doute pas autant confiance à ses alliés mais comme il a davantage d'armes nucléaires tactiques dans davantage d'endroits, il y a encore plus de chances qu'un commandant russe local ait la possibilité d'utiliser la première arme nucléaire dans le chaos de la bataille. La doctrine russe permet l'usage d'armes nucléaires en cas d'agression conventionnelle menaçant la patrie et les obstacles aux initiatives locales sautent souvent une fois que les hostilités ont commencé.
Quand on considère tout les éléments qui, en temps de guerre, vont à l'encontre de la retenue - un renseignement médiocre, des communications confuses, des revers militaires, un commandement dégradé et quantités d'autres choses - il semble raisonnable de penser qu'une confrontation militaire entre l'OTAN et la Russe puisse devenir incontrôlable et qu'à force d'escalade on en arrive à utiliser l'arme nucléaire. Et parce que l'Ukraine est si proche du coeur de la Russie (environ 350 km de Moscou) Dieu seul sait ce qui se passerait une fois si le "pare-feu" nucléaire sautait. Tous ces termes - pare-feu, échelles d'escalade, dissuasion élargie - ont été créés pendant la Guerre Froide pour établir différents scénarios possibles de guerre en Europe. Alors, puisque le regain de tensions permet de craindre une guerre en Ukraine (ou dans une autre nation anciennement soviétique) il est peut-être temps de renouer avec la manière de penser de l'époque de la Guerre Froide.
Loren Thompson, Forbes
Pour consulter l'original : http://www.forbes.com/sites/lorenthompson/2014/04/24/four-ways-the-ukraine-crisis-could-escalate-to-use-of-nuclear-weapons/
Traduction: Dominique Muselet
Notes du traducteur:
* Il y a dans cet article beaucoup de points de vues-système car l'auteur est un serviteur du système mais cet article demeure intéressant pour les raisons que cite ici Philippe Grasset qui en fait le commentaire:
"On a déjà vu à plus d’une reprise ce qu’on pouvait penser des observations de l’analyste et lobbyiste Loren B. Thompson, du Lexington Institute : pas grand’chose, sinon de la publicité payée à grands frais lorsqu’il s’agit du JSF ; un peu plus, et même parfois beaucoup plus lorsqu’il s’agit de questions plus vastes, plus pressantes, stratégiquement plus larges, à propos desquelles les opinions des experts, y compris de même opinion, sont largement divergentes. Pour ce dernier cas, on inscrira la crise ukrainienne, où les analyses de Thompson sont intéressantes parce qu’entachées d’aucune référence directe et conséquences quelconque pour ses employeurs. La raison principale de cette position plus “objective”, ou disons plus dénuée d’argumentation intéressée, est bien que Thompson, qui est un expert objectivement qualifié, considère cette crise comme particulièrement dangereuse, et sans doute le premier cas incontestable de l’après-Guerre froide où la possibilité d’une escalade menant à un affrontement nucléaire stratégique entre les USA et la Russie existe réellement."
http://www.dedefensa.org/article-les_sc_narios_du_pire_28_04_2014.html
** Ce n'est pas l'avis de P. Grasset. Dans l'article cité ci-dessus il écrit : "Selon notre appréciation, le premier cas, particulièrement, est tout à fait possible, le renseignement US s’étant montré extrêmement médiocre jusqu’ici dans cette crise, – bien plus médiocre que le renseignement russe, malgré ce que dit Thompson, qui renvoie pour les exemples de mauvais renseignement russe à la crise de Cuba de 1962, du temps où c’était l’URSS qui était en jeu, pas la Russie, et avec une direction très divisée au contraire de la direction actuelle qui est institutionnellement très stable".
Publié le avr 26, 2014 @ 23:44
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